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On ne remerciera jamais assez les mères mélancoliques. Elles ont jeté leur châle sur le soleil. Il sort de leurs yeux une nuit si grande que leurs enfants s'émerveillent du plus petit brin de lumière. Emily s'en va chercher le jour là où il se trouve, un peu plus loin que le royaume des mères – par exemple dans ces conversations passionnées la nuit avec son frère, devant le foyer de la cuisine aux murs vert pomme, « pendant que les justes dorment ».
À la fin de ses études, Austin part enseigner à Boston où le mal du pays le foudroie – ce pays n'étant qu'une maison de briques dans Amherst, et cette maison n'étant que le cœur battant au ralenti de sa mère. Il revient au village où son père lui propose de travailler avec lui. Il accepte. La mère assiste en silence au retour du fils. Le silence est l'épée des mères lunatiques. Elles la plongent dans l'âme nomade de leurs enfants sidérés. Bénies soient elles : qui nous rend la vie impossible donne à notre cœur toutes les chances d'être grand.
Des cheveux roux en désordre, chamarré comme un prince – veste de cavalier aux couleurs fortes, chapeau de planteur à large bord, canne en bois d'oranger –, Austin arpente les rues d'Amherst comme un roi son royaume minuscule. Trésorier du collège, il détermine, comme son père l'a fait avant lui, l'esprit de l'enseignement qui y est donné. Il aime la peinture, le théâtre et les chevaux. Conquérant, mordant, il est cassant avec tous, sauf avec Emily. Sa sœur le fascine. Elle est pour lui « l'incarnation du bien ». Il a besoin d'elle, même une fois marié. Emily plaisante avec lui, raccommode ses chaussettes et ses chemises, lui demande de faire des courses pour elle, l'interroge sur les ragots de la ville. Elle le flatte, le rassure, l'encourage. Elle est sa petite mère. Emily veille sur Austin et Vinnie veille sur Emily. Les trois enfants essaient en se tenant par la main de traverser le grand fleuve de la vie, sans que personne se noie. Ils n'ont pas de parents. Personne n'a jamais eu de parents : quelqu'un dont la seule présence vous empêche de mourir, cela n'existe pas.